Jardin oublié
L’espace doux entre verveines
entre pensées entre reines-
marguerites, entre bourdaines
s’étend à l’abri des tuiles
l’espace cru entre artichauts
entre laitues entre poireaux
entre pois entre haricots
s’étend à l’abri du tilleul
l’espace brut entre orties
entre lichens entre grimmies
entre nostocs entre funaries
s’étend à l’abri des tessons
en ce lieu compact et sûr
se peut mener la vie obscure
le temps est une rature
et l’espace a tout effacé
Raymond Queneau, Jardin oublié, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 83.
Feu le jardinier
L’homme est mort et son jardin vit
les plantes y sèment leurs graines elles-mêmes
sans aucune aide rationnelle
les graviers vêtus de mousse
les arceaux habillés de lichens
ne mènent plus au bassin où moururent les nénuphars
plus d’allée plus de fontaine
plus de pas pour écraser
l’insecte aventuré
la serpette et l’arrosoir rouillés
difformes abandonnés
ne représentent plus l’ordre clair
chacun pousse à sa façon
et la place est chère au soleil
il y a des morts et des blessés
parmi les végétaux abandonnés
qui regrettent peut-être la main du jardinier
Raymond Queneau, Feu le jardinier, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 196.
Le monde souterrain
Des rochers culbutés dans la plaine
un abri pour y dormir
la pluie grésille
on n’y dort pas
un trou dans la falaise verte
les arbres vinrent y courir
ils protègent ceux qui cherchent
le mur sans yeux la paix des ouïes
cette ouverture communique
avec des chants anciens
des personnages peut-être démoniaques
ou bien rien
ou bien rien
il faut toucher le fond de la caverne
pour s’assurer de son absence
Raymond Queneau, Le monde souterrain, encore, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 223.
Les abris
Cavernes pour hommes préhistoriques
casernes pour soldats historiques
caves pour vignerons éthyliques
cases pour habitants d’Afrique
cases pour rois reines d’échecs
caves pour enfuir les kopecks
casernes pour les blancs-becs
cavernes se lovant dans le roc
pour y rêver loin de l’aurochs
peut-être même pour éprouver le confort
que présente un trou dans la terre
Raymond Queneau, Les abris, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 205.