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jeudi 23 décembre 2021, par DSAA Brequigny

 

Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le sens figuré du terme immersion renvoie au fait d’être plongé dans une ambiance particulière. C’est un concept que de nombreux artistes utilisent dans leurs œuvres et notamment sous la forme d’installations. Ces dernières leur permettent de plonger les spectateurs dans une atmosphère singulière faisant appel à tous leurs sens, leur procurant ainsi différentes émotions. C’est le cas notamment de l’exposition On Air de Thomas Saraceno au Palais de Tokyo où il expérimente autour de notre rapport au vivant. Il s’agit d’une excursion dans un environnement mêlant le naturel à l’espace aseptisé d’une salle d’exposition. Le spectateur est confronté à une installation en constante évolution puisqu’une multitude d’araignées tissent leurs toiles au sein même de l’espace d’exposition. Il pose ainsi la question suivante : Le caractère évolutif d’une installation immersive possède-t-il un impact sur le ressenti de l’usager ? C’est une problématique qu’aborde Elvia Teotski dans son œuvre Molusma en introduisant 400 criquets à La Criée. Les émotions des spectateurs sont multiples et évoluent au cours de leur visite. Comment Elvia Teotski place ce ressenti au service d’un message à véhiculer ?

 

Courtesy the artist; Andersen’s, Copenhagen; Esther Schipper, Berlin; Pinksummer Contemporary Art, Genoa; Ruth Benzacar, Buenos Aires; Tanya Bonakdar Gallery, New York. © Photography Andrea Rossetti, 2018.

 

L’exposition Molusma, du grec tâche, souillure, met en avant une forme de revalorisation des déchets en ré-employant des matériaux déclassés ou abandonnés. Elle nous accueille dans un environnement mêlant l’habité et l’expérimental. Un lieu où des mouvements presque perceptibles s’en détachent, amenant une déambulation qui se veut attentive, dans un environnement où cohabitent différentes composantes organiques en constante évolution. Cette dernière est dûe à la présence d’êtres vivants (criquets) qui occupent l’espace de l’installation et impactent directement les œuvres. Au fur et à mesure de l’exposition, une altération s’opère, témoignant de la présence de ces insectes sur les productions de l’artiste (traces de terre sur le sol, disparition voulue et progressive des œuvres parfois comestibles, etc.). 

 

 

De leur côté, les visiteurs de l’exposition se retrouvent directement confrontés à ces êtres vivants. Selon la période à laquelle ils se rendent à La Criée, leurs ressentis varient. En effet, cette installation évolutive témoigne du cycle de vie des criquets. Sa mutation est perceptible par la quantité d’insectes présents aux différents stades de l’exposition : au début de l’installation, il y en avait environ 400, à la fin, seulement une dizaine. Cela change complètement l’expérience des visiteurs vis à vis des œuvres. Dans un premier temps, nous pouvons observer un certain inconfort chez les spectateurs, dû au foisonnement de ces êtres vivants. Leur démarche et déambulation se voient adaptées : ils prennent leur temps, les observent et leur accordent une attention particulière afin de ne pas les écraser. Une certaine empathie s’en dégage, renforcée par le rapport d’échelle entre les humains et ces petits êtres vivants. Dans un second temps, dès lors que le nombre d’insectes diminue, le ressenti des spectateurs évolue. Ils cherchent dorénavant les criquets, là où, au départ, ces derniers venaient à eux. Les visiteurs ne ressentent plus vraiment la peur de s’immiscer dans un environnement qui ne leur est pas dédié. L’évolution des émotions provoquées par l’exposition pousse les spectateurs à questionner leur rapport à l’environnement naturel, en dehors du cadre de La Criée.

 

Cette prise de conscience pousse les spectateurs à questionner leur attitude globale face à la nature et leur place dans l’environnement. Les productions d’Elvia Teotski se composent de matériaux déclassés. Elles poussent les visiteurs à se questionner sur la façon dont on considère ces matières, perçues comme envahissantes et nuisibles. 

Cette installation questionne le rapport aux œuvres et la distance que l’on instaure habituellement avec celles-ci dans les lieux d’expositions (distance, préciosité, etc). Cependant, le fait de placer des êtres vivants dans ce contexte d’installation, élève le statut de la nature au grade d’œuvre d’art. Le spectateur peut transposer ce lien directement avec les êtres vivants dans un environnement naturel. En effet, lors d’une promenade en forêt, on ne pense pas aux insectes que l’on est susceptible d’écraser, alors que dans cette exposition, on y porte une attention plus particulière. En même temps de créer une distance, ces êtres vivants viennent chercher cette proximité avec le spectateur en re-questionnant cette posture habituelle auquelle l’exposition fait appel. Le spectateur se sent donc légitime de briser cette barrière et un certain équilibre se met en place entre les deux entités.

 

 

Ainsi, l’installation d’Elvia Teotski développe chez le visiteur des émotions différentes, selon sa personnalité, sa sensibilité envers l’environnement, ou encore la période à laquelle il se rend à l’exposition. La présence de criquets dans l’installation le confronte directement à une problématique environnementale qu’est l’impact de l’homme sur notre planète. Le spectateur peut ressentir un certain inconfort qui va accentuer et intensifier ses réflexions. Cette sensation de mal être face aux êtres vivants a notamment été développée par Hitchcock dans son film Les oiseaux. Une ambiance de terreur est instaurée par une multitude d’oiseaux venant attaquer un village américain. En sortant de la projection, le public est sous le choc, beaucoup ont, depuis, développé une peur inconditionnelle de ces volatiles. L’immersion dans le milieu naturel des êtres vivants peut ainsi provoquer chez le spectateur des sensations fortes, au service de messages à véhiculer, en particulier l’urgence écologique dans laquelle nous nous trouvons. 

 

Les Oiseaux (The Birds) est un thriller américain, réalisé par Alfred Hitchcock, sorti en 1963.

 

Camille Correia, Mathilde Galy et Léa Garait