Le Hasard comme Force Créatrice //

mercredi 7 février 2024, par DSAA Brequigny

Le Hasard comme force créatrice.

 

On dit parfois que certaines choses arrivent par hasard, sans que l’on puisse le prévoir, comme lorsqu’il vous arrive de croiser le chemin d’un ami d’enfance dont nous nous étions éloignés depuis de nombreuses années. Cette rencontre à cet instant et en ce lieu donné résulte de causalités qui en apparence ne peuvent être déterminées ou anticipées. 

 

Le hasard n’est alors qu’une somme de possibilités dont on ne peut connaître l’issue, une force et une liberté d’expérimenter auxquelles l’art et le design se sont particulièrement intéressés. Mais comment les designers et artistes s’emparent-ils du hasard pour construire leurs processus de création? 

 

                       Le contrôle total du hasard dans le processus de création

 

Certains designers ou artistes s’affranchissent du hasard en mettant en place une méthodologie qui leur permet de contrôler l’ensemble de leurs processus de création. L’artiste Évariste Richer dans son œuvre Cyclone et le designer Gavin Munro avec  « Full Grown »  font du hasard un outil dans une représentation symbolique codifiée.

Cyclone par Evariste Richer, 2023

L’œuvre Cyclone est composée de 69 750 dés à jouer représentant une dépression atmosphérique. Le dé symbolise le hasard dans une disposition méticuleusement paramétrée selon une trame. L’ensemble illustre la photographie satellite d’un cyclone. La valeur inscrite sur la face d’un dé, permet d’ombrager le dessin : plus l’on se rapproche du 6, plus la nuance est sombre. 

 

Le cyclone renvoie au type de hasard suivant : une chaîne d’événements qui se suivent les uns les autres et dont le précédent influe sur le suivant, autrement dit, l’effet papillon. C’est au climatologue Edward Lorenz, que l’on tient la célèbre expression : “Un battement d’ailes de papillon au Brésil peut provoquer une tempête au Texas.” 

Cette formule, largement utilisée aujourd’hui, trouve son origine dans les études menées par le scientifique au sein de la théorie du chaos. 

Cette théorie nous permet de comprendre le hasard comme un fait mathématiques : 

Les valeurs inscrites sur les faces des dés renvoient à l’ensemble des paramètres qui permettent d’aboutir à un événement climatique colossal comme le cyclone. Ce hasard est théoriquement anticipable mais dû au nombre trop important de variables à maîtriser, nous nous retrouvons en incapacité de prévoir un tel événement. De même, il suffit que la condition initiale varie de manière infime pour aboutir à un résultat tout à fait différent. Ainsi, même si nous détenons toutes les informations pour déterminer la finalité d’un événement, il nous faut être suffisamment précis pour les traiter : une seule erreur et la prédiction est fausse. Evariste Richer au sein des paramètres de son œuvre parvient à un contrôle totale au sein de son processus de création. Ce contrôle est nécessaire pour comprendre la symbolique de son œuvre. L’art lui permet ainsi une défiance du hasard qui ne serait pas possible dans d’autres contextes.

 

Full Grown (fondé en 2013)
Gavin Munro (né en 1975) et Alice Munro (née en 1974), Angleterre
Dietel Chair
2018
H. : 84 cm ; L. : 50 cm ; Pr. : 50 cm
© Photo Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gavin Munro est l’auteur d’un design mobilier relevant en apparence d’un étrange hasard : une chaise formée par les branches d’un saule. En effet, le designer est parvenu à transformer la matière brute du bois en un objet utilitaire, sans nécessité de couper, ni d’effectuer des assemblages pour aboutir à l’aspect formel de la chaise. 

Le designer exploite les systèmes déjà existant dans la nature pour générer la forme souhaitée. Ainsi, Gavin Munro fait pousser des saules et les contraint pour les obliger à suivre progressivement les contours du moule d’une chaise durant sa croissance. Il faut de ce fait entre 5 à 9 ans pour aboutir à sa conception. 

Le phénomène de la pousse d’un arbre et notamment du positionnement de ses branches sur le tronc, relève initialement du hasard. Ici le processus utilisé pour la conception des chaises rend ce phénomène anticipable car contrôlé.

Cela permet au designer de se situer dans un processus parfaitement paramétré en amont permettant d’aboutir à une seule et même issue à la fin de la croissance de l’arbre : celle d’une chaise formée par ses branches. 

Cela démontre que dans une certaine mesure, le hasard n’est jamais dû qu’à un manque d’informations et de connaissances sur ce qui nous entoure. Le design devient ici un outil qui vient diminuer le nombre d’issues possibles. La contrainte exercée par le moule réduit presque totalement les possibilités de la branche à prendre une certaine direction, à s’étendre sur une certaine longueur ou encore à prendre une position aléatoire. 

A partir de l’acceptation du hasard, autrement dit d’un système qui dépasse l’homme, 

l’art et le design deviennent le support de conceptions qui finissent par le braver lui-même. D’une observation fine de ce qui entoure Evariste Richer et Gavin Munro, les deux créateurs aboutissent à des systèmes ingénieux, porteurs de leurs visions respectives. 

Mais le hasard tel qu’il existe, lorsque nous ne sommes pas avertis de la chute d’un événement, ne pourrait-il pas enrichir le processus créatif des designers et artistes ?

                       Le contrôle partiel du hasard dans le processus de création

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Anton Alvarez a développé une pratique située entre art et l’artisanat : son travail consiste à réaliser des sculptures aux formes non conventionnelles défiant la gravité. Pour cela, il met en place différentes techniques et processus de mise en forme qui relève de l’ingénierie à ses connaissances de la matière.

 

Antonio Alvarez a segmenté sa pratique en deux étapes. Tout d’abord, il conçoit une extrudeuse pour donner des formes à la cire. Ensuite, la cire vient tomber et se refroidir dans une piscine d’eau froide. La réaction fait durcir la matière la faisant prendre une forme de façon aléatoire. Puis, dans un second temps, il vient faire un moulage à la cire perdue. Ce procédé permet de remplacer la cire par un métau.

 

Dans cette œuvre, l’artiste fait partiellement intervenir le hasard. Il utilise des techniques et un savoir-faire poussés pour réaliser une machine calibrée pour envoyer la même quantité de matière et la même forme au millimètre près. Il montre ainsi un contrôle total sur le savoir-faire déployé. La même précision est nécessaire pour ensuite transformer la cire en une statue de métal. Néanmoins, l’auteur s’autorise à ne pas pouvoir tout contrôler dans sa production. Le hasard agit comme un outil qui caractérise son processus créatif. Son œuvre est alors liée avec la rétracte aléatoire de la cire qui se fige dans l’eau froide. Cela permet d’aboutir à des sculptures chacunes singulières, mais tout de même formellement liées par leur procédé de conception. 

 

GAETANO PESCE
Pratt Chair (No. 7), 1984

Certains objets de séries sont porteurs de marqueurs différenciants, amenés par le hasard. 

Gaetano Pesce est un célèbre designer italien des années 80 qui a tenté différentes approches pour réaliser des assises uniques. Cette approche s’inscrit dans une application industrielle.

Pour cela il a créé une série de neuf chaises appelée “Pratt” en 1985. Cette production a permis de montrer une série de chaises différenciant du principe. Le dessin technique des chaises standard indique les dimensions globales et une esthétique qui lui est propre. Gaetano Pesce créer un monde de production ouvert, où les différents ouvriers peuvent venir mettre différentes quantités de résine et différentes couleurs. 

L’auteur contrôle alors une grande partie de son processus de création. Il fait des plans qui sont recopiés avec des moules où de la résine y est versée. L’objectif est de créer des chaises ayant 4 pieds avec un dossier remplissant la même fonction d’assise. 

Pour autant, il laisse délibérément choisir de façon aléatoire la couleur et la quantité de matière à l’ouvrier, d’autre part il décidera aussi ou il verse la résine. Cette part de hasard permettra de créer une série de chaises unique. Cette fabrication a eu comme objectif de créer des modèles similaires mais diffèrent dans leur couleur, leur résistance et leur rigidité.

Pour conclure, on a pu voir que les concepteurs ont mis en place des stratégies pour travailler avec le hasard. Ce contrôle partiel du hasard dans leur travail, ont pour résultat de concevoir des pièces uniques. Ses pièces résultent d’une parfaite symbiose entre le créateur qui maîtrise les bagages techniques, millimétré de ses outils et la place du hasard dans le processus de création. 

                       Processus de création soumis au hasard

Considérer le hasard comme l’ensemble des issues possibles 

Evariste Richer, vue de l’œuvre Le noyau du monde, La Criée centre d’art contemporain, exposition Avaler les cyclones, Rennes 2023
Courtesy de l’artiste – photo : Marc Domage

Le noyau du monde, œuvre d’Evariste Richer, illustre deux mains moulées de l’artiste soulevant deux pierres : l’une est une sphérosidérite et provient des Etats-Unis, l’autre est un namacalathus, un fossile animal originaire de Namibie. 

Trouvées par hasard au marché aux minéraux de Tucson en Arizona, Evariste Richer remarque immédiatement leur curieuse complémentarité. Il choisit donc de les réunir. Et pour cause, bien qu’elles proviennent de lieux opposés, les deux pierres parviennent à s’assembler : leurs bosses et leurs creux s’épousent parfaitement. 

Cet heureux hasard amplifié par sa mise en scène se rapporte au mythe de Platon dans le Banquet (IVe s av-JC). Selon le mythe, au commencement, les êtres humains étaient des sphères roulant sur elles-mêmes, constituées de quatre mains, quatre jambes et d’une seule tête à deux visages. Pour punir leur insolence à vouloir gravir les cieux, Zeus, le roi des Dieux, les aurait coupés en deux, les condamnant ainsi à rechercher leur moitié manquante. 

 

Ici, l’œuvre est caractérisée par les enchaînements d’évènements hasardeux aboutissant à son résultat. L’aléatoire est entièrement maître du processus créatif de l’artiste jusqu’au moment où il reprend le contrôle pour témoigner de cet événement au cœur d’une mise en scène. Il décide ainsi de les assembler et de mouler ses mains, illustrant ainsi la beauté de cette coïncidence. Sa symbolique se situe ici entre le hasard et une évocation presque divine du destin. 

1961
acrylverf en zeefdruk op hout
h. 98 cm x b. 98 cm
2013 legaat Henri Chotteau

François Morellet, artiste contemporain français, peintre, graveur et sculpteur, est l’auteur d’une œuvre picturale résultant d’un hasard total. 

Sa démarche consiste en la répartition aléatoire de 40 000 carrés, 50% gris clair, 50% orange selon les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone. 

Ce processus permet de constituer une composition incontrôlée dû au placement par aléatoire des carrés sur la toile. 

L’artiste définit le cadre de l’œuvre puis laisse place au hasard pour la définir. Les seuls choix opérés dans la création de l’œuvre sont les paramètres qui permettent d’aboutir à une issue aléatoire : obtenir un carré gris clair ou orange à partir d’un chiffre pair ou impair. 

Autrement, François Morellet a entièrement laissé le champ libre à l’aléatoire pour déterminer le résultat final de son œuvre. Sa réalisation se situe ainsi entre expérimentation et œuvre d’art. 

Dans ces deux œuvres, c’est le hasard qui guide l’artiste et dicte l’esthétique. Dans un premier cas, pour le Noyau Du Monde de Evariste Richer, le hasard induit la création de l’œuvre. A l’inverse, l’œuvre de François Morellet à été induite par l’artiste mais c’est le hasard qui l’a ensuite produite. L’expression « c’est l’œuvre du hasard » à bien sa place ici. 

CONCLUSION : 

A travers ces différentes œuvres, le hasard se positionne dans un premier temps en tant qu’outil créatif au service des artistes. Ils prennent contrôle de ce dernier dans leur processus de création grâce à des paramètres bien définis. Le hasard est questionné quant à son influence sur les œuvres. Dans un second temps, le processus de création est partiellement dicté par des actions non maîtrisées : les artistes s’approprient le caractère d’une succession de coïncidences. Enfin, le hasard devient pratiquement maître de l’œuvre. Cette dernière devient une force créative définissant les caractéristiques des réalisations. 

Le contrôle du hasard devient alors une conquête d’ordre scientifique. Cette conquête nous confronte d’ailleurs à une réflexion d’ordre métaphysique : à notre échelle, pouvons nous nous confronter à l’infiniment grand ou sommes nous voués à l’inprédictibilité des événements qui constituent notre réalité ?

 

Réaliser par, Vassel Églantine, Himber Maëlle, Metiffiot Robin, Perron Anais