vendredi 9 janvier 2015, par lacriee

Jardin oublié

L’espace doux entre verveines
entre pensées entre reines-
marguerites, entre bourdaines
s’étend à l’abri des tuiles

l’espace cru entre artichauts
entre laitues entre poireaux
entre pois entre haricots
s’étend à l’abri du tilleul

l’espace brut entre orties
entre lichens entre grimmies
entre nostocs entre funaries
s’étend à l’abri des tessons

en ce lieu compact et sûr
se peut mener la vie obscure
le temps est une rature
et l’espace a tout effacé

Raymond Queneau, Jardin oublié, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 83.

 

Feu le jardinier

L’homme est mort et son jardin vit

les plantes y sèment leurs graines elles-mêmes

sans aucune aide rationnelle

les graviers vêtus de mousse

les arceaux habillés de lichens

ne mènent plus au bassin où moururent les nénuphars

plus d’allée plus de fontaine

plus de pas pour écraser

l’insecte aventuré

la serpette et l’arrosoir rouillés

difformes abandonnés

ne représentent plus l’ordre clair

chacun pousse à sa façon

et la place est chère au soleil

il y a des morts et des blessés

parmi les végétaux abandonnés

qui regrettent peut-être la main du jardinier

Raymond Queneau, Feu le jardinier, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 196.

 

Le monde souterrain 

Des rochers culbutés dans la plaine
un abri pour y dormir
la pluie grésille
on n’y dort pas

un trou dans la falaise verte
les arbres vinrent y courir
ils protègent ceux qui cherchent
le mur sans yeux la paix des ouïes

cette ouverture communique
avec des chants anciens
des personnages peut-être démoniaques
ou bien rien

ou bien rien

il faut toucher le fond de la caverne
pour s’assurer de son absence

Raymond Queneau, Le monde souterrain, encore, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 223.

 

Les abris 

Cavernes pour hommes préhistoriques

casernes pour soldats historiques

caves pour vignerons éthyliques

cases pour habitants d’Afrique

cases pour rois reines d’échecs

caves pour enfuir les kopecks

casernes pour les blancs-becs

cavernes se lovant dans le roc

pour y rêver loin de l’aurochs

peut-être même pour éprouver le confort

que présente un trou dans la terre

Raymond Queneau, Les abris, in Courir les Rues, Battre la campagne, Fendre les Flots, Gallimard,
1968, p. 205.