Le portrait, littérature et poésie. // Les ressources pédagogiques

mercredi 1 avril 2015, par lacriee

POUR FAIRE LE PORTRAIT D’UN OISEAU

Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d’utile
pour l’oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l’arbre
sans rien dire
sans bouger…
Parfois l’oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau
Faire ensuite le portrait de l’arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l’oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
c’est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s’il chante c’est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l’oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.

Jacques PRÉVERT, Paroles, 1945

« — C’est votre meilleure œuvre, Basil, ce que vous avez fait de mieux, dit Lord Henry d’une voix alanguie. Il faut absolument que vous l’envoyiez à la Grosvenor l’an prochain. L’Académie est trop vaste et trop vulgaire. Chaque fois que j’y suis allé, ou bien il y avait tellement de monde que je ne pouvais pas voir les tableaux, qui étaient affreux, ou alors tellement de tableaux que je ne pouvais pas voir les gens, ce qui est encore pire. Vraiment, il n’y a pas d’autre endroit que la Grosvenor.

— Je ne songe pas à l’envoyer où que ce soit, répondit le peintre en rejetant sa tête en arrière de cette manière bizarre dont se gaussaient ses amis à Oxford. Non, je ne l’enverrai nulle part.

Lord Henry leva les yeux et le regarda avec stupéfaction à travers les fines volutes de fumée bleue qui s’élevaient capricieusement de sa lourde cigarette tachée par l’opium.

— Nulle part? Mais pourquoi donc, mon cher?

Vous avez une raison? Quels originaux vous faites, vous les peintres! Vous êtes prêts à tout pour acquérir une notoriété et, dès que vous l’avez, on dirait que vous voulez vous en défaire. Et c’est une sottise de votre part car s’il y a au monde une chose pire que de faire parler de soi, c’est de ne pas faire parler de soi. Un portrait comme celui-là vous classerait loin au-dessus de toute la jeunesse anglaise et rendrait les vieux jaloux, pour autant qu’ils soient capables d’émotion.

— Je sais que vous allez rire de moi, répondit le peintre, mais il m’est vraiment impossible de l’exposer. J’y ai mis trop de moi-même.

Lord Henry s’étira sur le canapé et se mit à rire.

— Oui, je savais que vous ririez de moi, mais c’est pourtant la vérité.

— Trop de vous-même! Ma parole, Basil, je ne vous croyais pas si fat et je ne vois vraiment pas la moindre ressemblance entre vous — votre visage aux traits lourds et irréguliers et vos cheveux noirs comme le charbon — et ce jeune Adonis que l’on dirait fait d’ivoire et de pétales de roses. Enfin, mon cher Basil, lui, c’est un Narcisse, tandis que vous… enfin, vous avez tout de l’intellectuel. Mais la beauté, la beauté véritable, est incompatible avec un air intellectuel. L’intelligence a, par nature, toujours quelque chose de forcé qui détruit l’harmonie d’un visage. Dès que quelqu’un s’assoit pour penser, il n’est plus que nez, front, ou quelque chose d’affreux. Regardez les hommes qui ont réussi dans une activité intellectuelle quelconque: ce qu’ils peuvent être hideux! Sauf, naturellement, les gens d’Église. Mais c’est qu’on ne pense pas dans l’Église. Un évêque continue d’ânonner à quatre-vingts ans ce qu’on lui a appris à dire à dix-huit ans. Résultat? Il demeure parfaitement charmant. Votre jeune et mystérieux ami, dont vous ne m’avez pas dit le nom mais dont le portrait me fascine vraiment, ne pense jamais, lui. J’en ai l’intime conviction. Il s’agit d’un être beau, sans cervelle, qui devrait toujours être ici l’hiver quand il n’y a pas de fleurs à regarder, et aussi en été lorsqu’on a besoin de se mettre l’intelligence au vert. Ne vous flattez pas, Basil: vous ne lui ressemblez pas le moins du monde. »

Le portrait de Dorian Gray, extrait, Oscar Wilde