L’installation vidéo de Meriem Bennani dresse le portrait de Siham et Hafida qui sont toutes deux des « Chikhates » de Safi, une ville à l’ouest du Maroc, sur la côte atlantique. De générations différentes, elles entretiennent une rivalité silencieuse. Alors que Hafida, qui a chanté avec les plus grandes voit sa carrière s’essouffler, Siham est propulsée sur le devant de la scène, en bonne millenial addict aux réseaux sociaux.
À l’origine, Meriem Bennani avait pour sujet, la chikha Tsunami, véritable star de la musique et danse marocaine. Après avoir rencontré Hassan Nejmi, écrivain et parlementaire spécialiste de l’Aïta, elle s’est rendue à Safi, capitale de l’Aïta pour rencontrer Siham et Hafida.
Siham Mesfouia est une étoile montante, tandis que Hafida a tourné avec le groupe de la légendaire Fatna Bent Lhoucine, aux côtés de son mari violoniste Bouchaib. Celui-ci faisait partie dans les années 1970 avec ses deux frères du groupe Ouled Ben Aguida, avant de rencontrer en 1977 Fatna Bent Lhoucine, l’une des très grandes divas de l’Aïta ou Chaabi marocain. Ensemble, ils ont joué dans les mariages, les cabarets et festivals du monde entier et se sont produits à la télévision, pendant plus de vingt ans. Après la mort de Fatna Bent Lhoucine en 2005, sa choriste, la Chikha Hafida prit la relève afin que cet art perdure dans la plus pure tradition de l’Aïta.
Bien que différentes, Siham et Hafida partagent la même vision de la « Chikha » : une chanteuse et musicienne aguerrie. Une jeune fille définit ainsi la « Chikha » dans le film de Meriem Bennani : « La Chikha est une femme résistante et activiste qui pratique l’art de l’Aïta (qui signifie « cri », « appel ») ». Les « Chikhates » font partie intégrante de la culture populaire marocaine et sont dépositaires d’une mémoire orale ancestrale. Leurs répertoires vont des chants de révolte personnelle ou politique, aux chants traditionnels de fête ou odes poétiques. Leurs chants véhiculaient des paroles de résistances pendant la colonisation.
Avec la culture populaire, la chikha est devenue synonyme de fille aux mœurs légères. Leur représentation médiatique associée aux danses lascives de cabaret a contribué à leurs mauvaises réputations. Elles se retrouvent réduites à des figures érotisées, maquillées ou tatouées suspectées de transgressions en tous genres. Siham et Hafida n’apprécient guère ce qui en été fait dans les grandes villes, et le personnage qui pour elles incarne cette dérive, Tsunami. Pour elles, la chikha ne danse pas, elle compte les temps et gère des morceaux complexes, ce qui demande une vraie technique musicale.
Être « Chikha » dans la culture marocaine, c’est exister au-delà du cercle intimiste du foyer, souvent au prix de nombreux préjugés. Pourtant ce mot « Chikha » est à lui seul, une marque de talent. Au masculin, « Cheik », « Cheikha » signifie un chef, un maître ou un sage. Cette particule constitue un titre traditionnellement réservé aux hommes pour leurs connaissances religieuses, scientifiques ou artistiques. D’ailleurs autrefois, chaque région avait sa troupe d’hommes qui chantait et à l’occasion se déguisait en femmes. Au fil de l’urbanisation et de la colonisation, ils ont été remplacés par les dames qui se sont parées des atours des actrices des films égyptiens (danse, paillettes et maquillages compris). On faisait appel aux « Chikhates » pour célébrer les moussems (pélérinages), les mariages, les fêtes régionales ou officielles. Aujourd’hui, l’art de l’Aïta est menacé de disparaître, au profit d’autres musiques plus populaires comme le Chaabi ou le Raï.
Pour la Chikhate Siham, You Tube offre la possibilité de transmettre et d’archiver la culture orale de l’Aïta, véritable patrimoine immatériel de l’histoire du Maroc.