Le plus tôt c’est deux jours mieux // Seulgi Lee

Carle Bahon

Intitulée LE PLUS TÔT C’EST DEUX JOURS MIEUX, d’après le proverbe breton ’N abretañ ar gwellañ (en français : Le plus tôt c’est toujours mieux), l’exposition de Seulgi Lee à La Criée centre d’art contemporain présente un ensemble d’œuvres nourries de collaborations proches ou lointaines. Elle explore la notion de trope, une figure de style entraînant un changement ou un détournement de sens. L’artiste emprunte la notion de trope à Richard Sennett1. Définissant l’artisanat au‑delà d’un savoir‑faire spécialisé, le sociologue réévalue la contribution fondamentale de celui‑ci au développement des pratiques, mais aussi des théories humaines. L’approche de Richard Sennett trouve un écho dans l’œuvre de Seulgi Lee, qui «travaille depuis quelques années en étroite collaboration avec des artisans, dans une tentative de rendre visible le lien entre l’artisanat et la culture orale »2.

Le titre est le premier trope de l’exposition : l’écart de sens est lié ici à une appréhension décalée du proverbe par l’artiste, qui joue avec humour de son rapport d’étrangeté à la langue française. On retrouve également la figure de style dans l’ensemble d’œuvres U, dont six couvertures sont présentées à La Criée. Sur celles-ci, des compositions géométriques sont réalisées dans la technique traditionnelle du Nubi, chacune figure un proverbe très usité en Corée. Deux détournements se produisent simultanément via le traitement imagé de la langue et la puissance symbolique des dessins. Ainsi, dans Même la sandale en paille trouve sa paire, qui veut dire, une âme sœur existe pour chacun·e (짚신도짝 이있다 se lit en coréen, Jip Sin Do Jjak I It Da), on peut effectivement voir deux sandales dans les ovales en tissus colorés de la couverture qui se superposent légèrement.

L’intérêt pour la transmission orale amène Seulgi Lee à s’intéresser à la culture immatérielle des régions françaises à travers leurs répertoires de chansons traditionnelles. Les deux films présentés dans l’exposition en témoignent. Le premier, intitulé DEPATTURE, proche du documentaire, recueille les chants et témoignages de chanteuses et chanteurs du Poitou, animés par leur goût pour le chant autant que par la défense de leur répertoire. Y fait écho la fiction ÎLE AUX FEMMES, tournée cet été dans le Trégor, dans laquelle deux femmes chantent et dansent dans le crépuscule qui s’épaissit.
L’exposition de Seulgi Lee à La Criée floute les frontières et opère à des glissements multiples de l’artisanat à l’art, de la transmission orale à sa fixation, de l’universel au singulier, de l’immémorial passé au fugace contemporain. L’artiste transforme La Criée par la couleur et réunit pour la première fois des couvertures de Tongyeong, des papiers chamans du mont Gyeryong ou de l’île Jéju en Corée, de la vannerie Ixcatèque du Mexique, de la poterie rifaine du Maroc ou des chants des pays de Gargantua, ponctués par deux grands stabiles en métal peint – représentations abstraites et géantes de sexes féminins. Seulgi Lee propose de plier l’espace de La Criée pour ensuite le déplier lentement afin de faire (re)sortir les lumières du crépuscule.

1 – Richard Sennett, Ce que sait la main : La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010
2 – Seulgi Lee, correspondance avec l’anthropologue Pierre Déléage, 17 juillet 2019